C’est arrivé pas plus tard que l’autre soir.

J’étais convié, comme tous les autres employés, à une soirée de présentation de début d’année comme beaucoup d’ESN en font.

Et maintenant, je comprends ce que ressent David Vincent dans « les envahisseurs » : je me sentais comme lui au milieu d’une assemblée de quelques centaines d’incrédules que je ne pourrai jamais convaincre.

Ce type de réunion donne en général lieu à de grandes envolées sur les « valeurs » de la société, ses offres, et l’avenir radieux qui nous attend : cette fois encore, je n’ai pas été déçu.

Lors de la prise de parole d’un cadre de plan national venu voir ses ouailles de province, nous avons eu droit à de la langue de bois, ponctuée de « digital » pour faire bien plutôt que de « numérique », et la répétition des poncifs habituels de la profession.

Il a tout d’abord parlé de l’importance du « capital humain » de l’entreprise. Dans une ESN ? Sans rire ? Le seul capital est le capital, et les quelques cadres et commerciaux qui en profitent. (1)

Oser parler de capital humain quand le turn-over moyen de la profession dépasse les 20% (2), il ne faut vraiment pas manquer d’aplomb, ou bien prendre son auditoire pour une troupeau d’aliénés (un peu des deux je pense).

Il a ensuite, vous l’aviez deviné, parlé des difficultés de recrutement : comment se fait-il qu’il soit si difficile de recruter ?

C’est prendre le problème à l’envers : il faudrait d’abord se demander pourquoi les gens partent.

Il n’y aurait plus alors qu’à recruter pour augmenter l’effectif, pas pour le conserver.

Dans mon entreprise, je fais partie des chanceux, il n’y a que 7 ans que j’ai le même salaire, et pour certains, c’est plus de 10 ans, si bien que les salaires des « séniors » sont sensiblement les mêmes que ceux des « 3 à 5 ans d’expérience ».

Ce qui  est présenté comme une politique RH consiste à attendre que les vieux partent (et ils le font de moins en moins, alors on les aide un peu) et à embaucher des jeunes en leur promettant la lune.

Après 2 ou 3 ans, les jeunes vont voir ailleurs pour une augmentation, et vérifier que les autres promettent les mêmes évolutions illusoires.

Il faut donc recruter toute l’année : les ESN recrutent, en moyenne, l’équivalent de 20% de leur effectif tous les ans, et ce, alors que ce dernier évolue peu.

Pour pallier ce problème de recrutement, la cooptation nous a été vantée : mais comment présenter les qualités d’une entreprise qui me vend au plus offrant pour des compétences que je n’ai généralement pas ? Qui en fin de mission se félicite de m’avoir fait réussir, dans le meilleur des cas, et m’accable s’il y a eu un problème ? Qui trouve toujours un prétexte pour refuser une augmentation ? (3)

Il a été aussi question de la marge qu’il faut absolument augmenter, alors qu’elle est déjà juteuse : j’ai failli partir quand le pantin qui annonçait ça nous a expliqué que c’est pour « investir ». 

Investir dans quoi ? Une société qui ne fabrique rien, n’augmente ni ne forme ses salariés, ne leur reverse quasiment pas de participation ou d’intéressement, utilise du matériel obsolète (le PC « portable » qui m’a été attribué date de 2011, comme le téléphone portable qui va avec et que je partage avec un collègue) : son seul investissement est la rémunération des nouveaux et très gourmands actionnaires.

Bien entendu, durant cette mascarade, chacune des prises de paroles donnait lieu à des applaudissements nourris.

Le plus affligeant est de voir tous ces gens si imbus de leurs importance, et de cet auditoire aussi attentif que crédule.


Finalement, rien de neuf, mais je m’épargnerai ce supplice l’année prochaine.



(1) N’oublions pas que dans les ESN, il est exceptionnel que l’intéressement et la participation représentent plus qu’un repas dans un fast-food : environ 1% du bénéfice généré par les salariés leur est reversé dans l’ESN qui m’emploie.

(2) Aucune entreprise « normale » ne pourrait se le permettre sans se mettre en péril, mais dans ce métier où on ne fait que louer au plus offrant, c’est la norme.

(3) Un classique de l’entretien annuel : si l’année a été bonne, ne nous emballons pas : pas d’augmentation. Si l’année a été mauvaise, impossible de justifier une augmentation.